
Faux self et autisme
- MARIADNE GUINARD

Le concept de "faux self", introduit initialement en psychologie, décrit une façade que l'individu présente au monde, souvent pour se conformer aux attentes sociales et éviter le rejet. Pour les personnes neurotypiques, il s'agit d'un mécanisme de défense plus ou moins conscient. Mais qu'en est-il pour les personnes autistes, dont la manière d'interagir avec le monde est intrinsèquement différente ? L'autisme, caractérisé notamment par des différences dans la communication sociale et la perception sensorielle, expose-t-il les individus à un faux self plus prononcé, ou au contraire, leur singularité les en préserve-t-elle ? Cet article explorera l'intersection complexe entre le faux self et l'autisme, en s'appuyant sur les théories fondatrices et les perspectives contemporaines, pour enfin proposer des pistes de compréhension et de soulagement.
Le faux self chez les personnes neurodivergentes : une adaptation ou une aliénation ?
Pour les personnes neurodivergentes, et en particulier les autistes, le besoin de s'adapter à un monde conçu par et pour les neurotypiques peut souvent mener à l'adoption de comportements, d'expressions ou de manières d'être qui ne sont pas authentiques. Ce processus est souvent qualifié de "masking" ou "camouflage social". Il s'agit d'un ensemble de stratégies conscientes ou inconscientes mises en place pour masquer les traits autistiques, imiter les comportements neurotypiques et tenter de naviguer dans les interactions sociales sans être perçu comme "différent" ou "inapproprié".
Le masking peut se manifester de multiples façons : forcer le contact visuel, simuler l'intérêt pour des conversations triviales, réguler l'expression faciale pour paraître plus expressif, cacher des stims (auto-stimulations) ou des sensibilités sensorielles, ou encore répéter des phrases apprises en situation sociale. Ces efforts sont souvent épuisants et peuvent entraîner une surcharge cognitive et émotionnelle intense.
L'hypothèse selon laquelle les personnes autistes pourraient développer un faux self marqué est forte. En effet, face à un monde qui valorise la conformité sociale et où la non-conformité peut entraîner le jugement, l'exclusion ou l'incompréhension, adopter un faux self devient une stratégie de survie. C'est une armure qui protège l'individu des chocs de l'inadéquation perçue. Paradoxalement, cette armure, si elle protège à court terme, peut entraîner à long terme une perte de contact avec le vrai self, une détresse psychologique, un épuisement professionnel ou scolaire, des crises d'anxiété ou de dépression, et même un burn-out autistique. Les personnes qui ne parviennent plus à savoir qui elles sont ou qui ne peuvent plus se recentrer sur elles-mêmes finissent par sombrer dans des dépendances ou des crises à répétition. Elle ne peuvent plus compter sur leur moi profond car elles se sont perdues en l’autre pour tenter de s’adapter et ces suradaptations permanentes sont délétère à très long terme car elle anéantisse l’estime de soi et la capacité à s’autoressourcer.
Cependant, il est également pertinent de se demander si l'autisme préserve, dans certains cas, d'un faux self. La nature même de l'autisme, qui inclut souvent une forte intégrité et une difficulté à saisir les nuances des conventions sociales implicites, pourrait en théorie rendre plus difficile l'adoption d'un faux self sophistiqué. Pour certaines personnes autistes, l'effort requis pour maintenir une façade est tellement colossal ou la perception de l'inauthenticité tellement forte qu'elles préfèrent être elles-mêmes, quitte à en subir les conséquences sociales. On observe chez certains autistes une franchise et une authenticité désarmantes, une incapacité ou un refus de se plier à des codes qu'ils jugent illogiques ou hypocrites. Pour ces individus, le vrai self est si intrinsèquement lié à leur manière d'être qu'il est difficile de le dissimuler.
Cependant, même dans ces cas, la pression sociale est telle que le masking reste souvent présent, bien que peut-être moins conscient ou moins abouti que chez d'autres. La distinction est donc nuancée : si la difficulté inhérente à la simulation sociale peut freiner le développement d'un faux self élaboré, le besoin impérieux d'appartenance et d'acceptation reste un moteur puissant pour tenter de se conformer.
Les fondations du faux self et les regards contemporains sur la neurodivergence
Le concept de faux self a été popularisé par le pédiatre et psychanalyste britannique Donald Winnicott dans les années 1960. Pour Winnicott, le faux self se développe lorsque l'environnement de l'enfant (généralement la mère ou le parent primaire) échoue à répondre de manière adéquate aux gestes spontanés de l'enfant. Au lieu de permettre à l'enfant d'exprimer son vrai self (ses impulsions créatives, ses besoins authentiques), l'environnement impose ses propres attentes. L'enfant apprend alors à se conformer, à anticiper les désirs de l'autre pour obtenir de l'approbation ou éviter la désapprobation, construisant ainsi une sorte de façade adaptative. Cette façade est un mécanisme de défense qui protège le vrai self, mais au prix d'une aliénation et d'un sentiment de vide intérieur. Le vrai self, lui, reste caché, vulnérable, et potentiellement non développé.
Dans les années 2020, la question du faux self est réexaminée à l'aune des neurosciences et de la psychologie des neurodiversités. Des auteurs et chercheurs comme Devon Price, dans son livre "Unmasking Autism: Discovering the New Faces of Neurodiversity" (2022), mettent en lumière l'impact dévastateur du masking sur la santé mentale des personnes autistes. Price, lui-même autiste, explore comment le besoin constant de camoufler les traits autistiques et d'imiter les comportements neurotypiques conduit à l'épuisement, à la perte d'identité et à une augmentation significative de l'anxiété et de la dépression. Il plaide pour une acceptation radicale de soi et une réduction du masking.
Sarah Hendrickx, une autre autrice et conférencière autiste, aborde également le concept de faux self et de masking dans ses travaux sur l'autisme féminin, où le camouflage est souvent encore plus prononcé et moins détecté. Ses écrits soulignent la pression sociale intense exercée sur les femmes autistes pour qu'elles se conforment aux attentes de genre et de socialisation, rendant le développement d'un faux self quasi inévitable pour beaucoup.
Plus largement, le mouvement de la neurodiversité (initié par des auteurs comme Judy Singer) encourage à voir l'autisme non pas comme un déficit à corriger, mais comme une variation naturelle de la cognition humaine. Dans cette optique, le faux self (masking) est perçu comme une conséquence des pressions capacitistes de la société, plutôt que comme un trait intrinsèque de l'autisme. Les recherches actuelles se concentrent sur les coûts psychologiques du masking et sur les stratégies pour permettre aux personnes autistes de vivre de manière plus authentique.
Pistes pour surmonter les problématiques liées au faux self
Reconnaître l'existence d'un faux self et de ses conséquences est la première étape vers un plus grand bien-être. Le chemin pour s'en libérer et se connecter à son vrai self est souvent long et nécessite une approche multiplement facettes :
- Conscience de soi et auto-observation : Il est essentiel de commencer par identifier les moments et les situations où le faux self est activé. Cela peut passer par la tenue d'un journal, l'observation de ses réactions physiques (tension musculaire, fatigue) et émotionnelles (irritabilité, anxiété) après des interactions sociales. Comprendre ses propres signaux de stress et d'épuisement liés au masking est fondamental.
- Réduction progressive du masking : Il n'est pas toujours possible ou souhaitable d'arrêter complètement le masking du jour au lendemain. Le processus doit être graduel. Cela peut impliquer de choisir des environnements "sûrs" (avec des personnes de confiance) pour expérimenter une expression plus authentique de soi, ou de réduire consciemment certains aspects du masking (par exemple, moins forcer le contact visuel, permettre des stims discrets).
- Développement de l'acceptation de soi : Apprendre à accepter ses traits autistiques, ses sensibilités et ses manières uniques d'interagir est crucial. Cela passe souvent par l'accès à des ressources sur l'autisme rédigées par des personnes autistes, la participation à des communautés neurodivergentes, ou la thérapie avec des professionnels qui comprennent la neurodiversité. L'autocompassion est une pierre angulaire.
- Communication assertive : Apprendre à exprimer ses besoins et ses limites de manière claire et respectueuse. Expliquer aux proches ou aux collègues pourquoi certains environnements sont difficiles, ou pourquoi certaines interactions sont épuisantes, peut grandement aider à alléger la charge du faux self. Il ne s'agit pas de justifier son autisme, mais d'expliquer comment il se manifeste et ce qui peut aider.
- Recherche de sens et d'activités authentiques : S'engager dans des activités qui procurent de la joie et de la satisfaction, où l'on peut être soi-même sans jugement, est vital. Cela peut être des loisirs solitaires, des passions spécifiques (intérêts spécifiques), ou des interactions dans des groupes où la neurodiversité est valorisée.
- Soutien thérapeutique adapté : Un thérapeute bien informé sur l'autisme et le masking peut offrir un espace sécurisé pour explorer le faux self, travailler sur l'estime de soi, gérer l'anxiété et le traumatisme lié à l'invalidation, et développer des stratégies d'adaptation plus saines.
Conclusion
Le faux self est une réalité complexe pour de nombreuses personnes, et particulièrement pour les personnes autistes qui naviguent dans un monde souvent peu adapté à leurs besoins. Loin d'être une protection infaillible, le camouflage social, s'il permet une certaine adaptation, engendre un coût psychologique et émotionnel considérable. Reconnaître l'existence de ce phénomène, comprendre ses origines et ses manifestations, et s'engager dans un processus de dé-masking progressif sont des étapes essentielles vers une vie plus authentique et épanouissante. Des approches thérapeutiques adaptées, le soutien des communautés neurodivergentes et même des outils sensoriels peuvent accompagner les personnes autistes dans cette quête du vrai self, leur permettant de s'accepter pleinement et de rayonner dans leur singularité.
Pour toute question sur nos articles de blog, contactez la rédactrice à : juliebouchonville@gmail.com
Recent Articles
- Comment aider un élève en dyspraxie à mieux suivre un texte ?
- Les astuces pour offrir un massage doux à un enfant ou un proche autiste
- Faux self et autisme
- Comment Éviter les Meltdowns Liés au Manque de Sommeil chez l’Enfant Autiste
- Fugue et Désorientation chez les Enfants TSA/TDAH : Comment la Montre GPS 4G Peut Aider
- Autisme et introversion